I
Le cœur triste, dévoré d’inquiétude, les yeux pleins de larmes, m’arrachant les cheveux et poussant de gros soupirs, hélas ! je prendrai congé de Fine Amour et de tous ses conseils : car désormais il ne me plaît pas d’aimer homme au monde ni de lui manifester mon bon vouloir, puisque la mort cruelle m’a ravi Celui à qui je voulais plus de bien qu’à moi-même, sans nul ombrage.

II
Et c’est pour cela que j’ai ce comportement désespéré, que j’aurai chaque jour, le visage triste, et ferai comprendre à tous ceux que je vois autour de moi qu’ils n’ont plus besoin d’avoir en moi nulle espérance, mas peuvent bien chercher ailleurs une dame qui les aime et leur fasse don de son amitié : car moi, je me sépare de Joie et d’Amour.

III
Et si je pouvais prendre congé du monde, avec l’agrément de Dieu, comme je le fais d’Amour –tous mes parents m’en ont encore blâmée--, je ne me plaindrais qu’à peine, tellement je vois dans la douleur. Et c’est pour cela que je prie la mort de venir en personne et sans attendre pour tuer mon cœur accablé, puisqu’elle a tué Celui que mon cœur pleure tant, et qui est cause, nuit et jour, de ma douleur et de mes soupirs.

IV
Tous ceux que je vois bien parés, bien vêtus, dansant, et chantant, joyeux, allègres et satisfaits me sont cause de chagrin, et mon plaisir me déplaît. Et personne ne doit s’en étonner, car ils ne font que rouvrir encore plus ma blessure : lorsque mon cœur songe à la belle parure et aux gais vêtements de Celui –que Dieu reçoive—dont je ne vois point qu’il ait au monde son égal.

V
C’est pour cela qu’il me plaît de ne pas aimer à nouveau de longtemps et de renoncer à Amour et à sa suite ; car ne je crois point qu’on puisse trouver ici-bas un homme si bon, si gai, ni de telle valeur. Il était noble, vaillant, accompli en fait d’honneur, et si hardi qu’il en perdit la vie. Mon cœur commettrait donc une grande faute s’il en aimait un autre après sa mort.

VI
Mon doux ami, bien que je ne sois point sous terre, je suis morte depuis longtemps –et que Dieu me protège ! : car je ne sens point d’autre mal, si forte est la douleur qui s’incruste en mi, depuis que je vous ai perdu.
 

(Bec, Chants d'amour des femmes-troubadours)